Je viens de me pencher sur le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) tel qu'amendé par le Députés, et avant son examen par les Sénateurs (la "petite loi", donc).
Beaucoup de choses ont été dites, mais rien ne vaut la consultation de la source. Vous la trouverez ici. Le dossier complet des travaux à l'Assemblée est ici, y compris le lien vers la directive du 22 mai 2001 sur les droits d'auteurs dans la société de l'information (dite EUCD).
Le Code de la propriété intellectuelle avant modification est consultable ici.
Ce qui frappe à la lecture de ce texte, outre quelques incongruités (la création, à l'article 1 bis, d'une plateforme publique de téléchargement reservée au "jeunes" créateurs dont les oeuvres ne font pas l'objet d'une légale payante : l'adjectif semble s'être glissé là par erreur, je ne vois pas d'autres explications ; l'exonération, à l'article 5 quater, du paiement de la rémunération pour copie privée accordée aux professions de l'imagerie médicale : cette disposition traduit manifestement la dépendance du Législateur vis à vis de certains intérêts privés, ainsi que cela été dit lors des débats ; ou encore la protection des mesures technique "efficaces", adjectif dont on recherchera en vain l'intérêt), c'est sa mauvaise rédaction, à tel point que je m'épuiserai à en relever toutes les incohérences et maladresses.
Sur le fond, force est de constater que le texte a bien évolué et que, si celui-ci reste en très grande partie excessif, tout n'est pas noir.
Bien sûr la protection des MTP/DCU/DRM a été inscrite dans la loi (article 7) et c'est tout à fait dommageable. Mais pouvait-il en être autrement ? Ils sont déjà là en pratique et la directive commande leur protection juridique. Si le moyen de lutter contre les DRMs, en l'état des obligations internationales de la France, n'est pas juridique, il passe certainement par une action des consommateurs (voir le forum stopDRM.info) en attendant une mobilisation européenne
Sur d'autres points, en revanche, le projet de loi innove par rapport à la directive, spécialement lorsqu'il s'agit d'instaurer des mesures liberticides :
Ainsi on regrettera tout particulièrement :
- la création d'une présomption de culpabilité tirée de la seule détention et de la diffusion de moyens manifestement destinés à contourner les MTP, sans qu'il soit besoin de constater l'acte de contournement lui-même.
- la responsabilisation des éditeurs pour l'usage illicite que des tiers font de leur logiciel
Ces deux points sont abordés ci-après au 8°.
On regrettera aussi les limitations apportées à la copie privée. Le texte entérine au passage le test en trois étapes ("Les exceptions énumérées (...) ne peuvent porter atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur") et instaure le collège des médiateurs, instance inutile autant que dangereuse, chargée de déterminer la possibilité et les modalités d’exercice de la copie privée mais également d’arbitrer les litiges entre utilisateurs et fabricants de MTP.
On regrettera encore le silence du texte sur l'exception pédagogique devant permettre d’utiliser des oeuvres à des fins d’éducation et de recherche. Un "accord" trouble entre la SACEM et le Ministère de l’Education Nationale est censé y suppléer.
=> Délégation par le Législateur à un collège de médiateurs nommés du pouvoir de décider de la possibilité de réaliser ou non des copies privées ; choix délibéré de ne pas légiférer sur l'exception pédagogique au pretexte de l'existence d'un accord (né dans des conditions obscures, manifestement déséquilibré, coûteux et provisoire) ; instauration d'une juridiction d'exception pour juger des litiges relatifs à la copie privée (les fameux médiateurs) : trois exemples illustrant la démission de nos Députés au moment de faire respecter les règles de notre République (règles qui constituent pourtant nos garanties de Citoyen).
En revanche, de très importants assouplissements ont été apportés au dispositif, nous allons le voir.
Que le lecteur me pardonne, cette étude sommaire ne prétend pas à l'exhaustivité (la partie très importante relative à la prise en compte des handicaps ou des besoins spécifiques des bibliothècaires (v. à ce sujet l'article 1 bis 2° de la petite loi, qui ajoute un 8° à l'article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, issu du sous-amendement n° 311 - toutefois, dans sa rédaction actuelle, l'exception bilbiothèque semble insuffisante) ne sera ainsi pas traitée, faute de connaître suffisamment la matière, et, je l'avoue, de comprendre parfaitement cette partie de la loi).
Juste un mot concernant les besoins spécifiques des enseignants : l’exception pédagogique, essentielle, n'est pas reprise dans la loi (le Ministre de la Culture ayant jugé suffisant de se réferer à l’accord intervenu avec le ministère de l’Education nationale),
1° la création d'une plateforme publique de téléchargement reservée aux (jeunes) créateurs dont les oeuvres ne font pas l'objet d'une offre légale payante me semble une idée tout à fait rafraichissante et bienvenue (article 1 bis, issu du sous-amendement Dutoit n° 381 adopté à l'unanimité)
2° la limitation des droits voisins à 50 ans dans leurs aspects patrimoniaux (article 5)
3° la corrélation de la rémunération pour copie privée à l'exercice effectif de ce "droit" : ça semble couler de source, mais ça n'avait rien d'évident vu la tournure des événements! (article 5 bis)
4° la notion stricte retenue pour les MTP sans laquelle c'était la porte ouverte aux brevets logiciels (article 7)
5° l'instauration, dans notre corpus legislatif, à partir de la définition existante de "standard ouvert" issue de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, du droit à l'interopérabilité sans restriction (article 7)! Les modalités d'exercice de ce droit sont fermement encadrées : possibilité de saisir le Président du TGI statuant en référé, interdiction de facturer la fourniture des informations permettant l'interopérabilité sauf frais de logistique, possibilité de décompiler la MTP aux fins d'interopérabilité, autorisation de publier le code source d'un logiciel "indépendant" interopérant pour des usages licites avec une MTP.
Avec le recul, il apparait que le point central du projet à défendre (à partir du moment où on entérine les DRMs) était l'interopérabilité. On n'a pas encore bien saisi la portée de ce principe légalement affirmé (j'anticipe un peu, la loi n'est pas définitive...). Ses conséquences vont être infinies, au bénéfice des consommateurs et des citoyens. C'est une petite révolution, rien de moins, (pas encore appréciée à sa juste valeur dans notre pays, mais qui commence déjà à faire du bruit à l'étranger).
Lisez ici la réaction de l'acteur qui exerce une position dominante sur la vente de musique en ligne. Cette réaction a beaucoup amusé MM les députés Cazenave et Carayon qui sont venus s'exprimer sur ce forum, car pour eux cela montre l'efficacité de la disposition.
Mais cet acquis doit être préservé, ce qui implique de se faire entendre au Sénat (qui examinera le texte en mai), et à Bruxelles où la directive EUCD est en train d'être révisée. Il faut graver le droit à l'interopérabilité avec les mêmes garanties que celles résultant de DADVSI dans le marbre des directives européennes.
6° l'accès par l'Etat aux spécifications et code source des MTP pour garantir sa sécurité (article 7 bis) : ce souci de sécurité des systèmes informationnels de l'Etat est très récent (les rapports Carayon et Lasbordes sont passés par là) : son inscription dans la Loi est une bonne nouvelle (même si cela revient à reconnaître que les DRMs sont potentiellement nocifs. Toutefois, à l'image du P2P, on pourrait dire que la technique est neutre...).
La sécurité informatique est également présente dans le texte sous forme d'exceptions posées aux articles 13 et 14.
6° bis : le même article 7 bis (qui oblige les éditeurs à déposer le code source des MTP auprès du service compétent de l'Etat en matière de sécurité informatique) dispose également que les données personnelles traitées devront être suivies par la Commission Nationale Informatique et Liberté [CNIL], l'objectif du Législateur étant de garantir la non intrusion des MTP dans la vie privée. Dans ces deux cas, la question des moyens alloués à ces deux services (sécurité informatique, CNIL) sera déterminante pour que le souhait du Legislateur ne reste pas lettre morte.
Edit : La Cnil en panne de moyens pour mener à bien ses missions
7° la possibilité de réaliser au moins une copie privée : c'est très insuffisant évidemment, mais dans le cas d'un DVD Vidéo c'est plus que ne le semble l'autoriser la jurisprudence actuellement! Là il s'agit uniquement de mon avis, tiré de l'analyse de la loi (le rapporteur et le gouvernement ont visiblement une autre interprétation). Je m'explique :
l'article 8 pose le principe selon lequel le bénéfice de l'exception pour copie privée est garanti par les dipositions du présent article et des articles suivants, puis impose aux titulaires de droits d'auteurs de prendre les mesures permettant les copies strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective dès lors que le copiste a un accès licite à l'oeuvre et que cela ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre. Le texte ajoute que les titulaires de droit ont la faculté de limiter le nombre de copies, et que les modalités d'exercice de la copie privée sont fixées par le collège des médiateurs.
Un peu plus loin l'article 9 dispose qu'est créé un collège des médaiteurs chargé de réguler les MTP pour garantir le bénéfice de l'exception pour copie privée.
La jurisprudence avait estimé récemment (si ma mémoire est bonne) que la copie privée d'un DVD portait à l'exploitation normale de l'oeuvre et l'avait ainsi refusée.
Or la loi me parait, bien que le gouvernement ne l'ait pas voulu, beaucoup plus favorable. Certes, la condition de ne pas porter atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre est réaffirmée, mais l'ensemble du dispositif affirme le droit à la copie privée et son exercice, qui peut seulement être limité (mais non supprimé).
8° Et le P2P alors ? (ce point est largement débattu dans la suite du fil)
1. Pour ce qui est de la pénalisation (articles 12 et suivants) de la mise à disposition ou de la communication de moyens manifestement destinés à mettre des oeuvres protégées à disposition du public non autorisé, il ne faut pas être parano : la loi pénale est d'interprétation stricte.
L'infraction est constituée par la mise à disposition ou la communication volontaire de moyens manifestement destinés à diffuser des oeuvres protégées à un public non autorisé.
Concrètement il s'agit d'un logiciel permettant de neutraliser les MTP, ou d'un client P2P incluant un tel logiciel, ou d'un site répertoriant ou stockant des fichiers protégés dont les MTP auront été préalablement neutralisés.
Un client et un réseau P2P ne sont pas, en soi, manifestement destinés à diffuser des oeuvres protégées à un public non autorisé.
Par ailleurs, le contournement de MTP aux fins d'intéropérabilité pour un usage licite de l'oeuvre est admis (cf précédemment).
2. Au plan civil, en revanche, le texte prévoit la possibilité de saisir le président du tribunal de grande instance lorsqu'un logiciel est manifestement utilisé à une échelle commerciale pour la mise à disposition ou l'acquisition illicite d'œuvres protégées (article 14 quater).
C'est une disposition assez scandaleuse qui responsabilise l'éditeur d'un logiciel (commercial ou libre, dès lors que le but est lucratif) pour l'utilisation que des tiers en font.
Par rapport à son pendant pénal (ci-dessus), ce texte opère un glissement pernicieux de la notion de destination vers celle d'utilisation.
Non seulement l'effet de cette disposition contre le piratage est nul (les solutions non commerciales proposeront ce que les solutions commerciales ne peuvent pas proposer, alors que, pour ce qui est de contrôler les canaux commerciaux, d'autres dispositions prohibent toute publicité pour ce type de produits ce qui suffisait à écarter le risque d'une déferlante commerciale), mais elle va empêcher les entreprises française de créer des logiciels basés sur les P2P.
C'est à mon avis LA disposition à faire sauter au Sénat, les arguments de compétitivité économique peuvent tout à fait y trouver écho.
9° Concrètement, qu'en est-il de Linux ?
A mon avis, Linux peut donc désormais légitimement embarquer des logiciels contournant des MTP (DeCSS par exemple, s'il a été obtenu directement du fournisseur de la MTP, par exemple sur injonction du Président du TGI, ou par décompilation) à des fins d'interopérabilité et pour un usage licite de l'oeuvre (visionner le DVD acheté), tout en conservant son code ouvert (idem en cas décompilation des DRMs Microsoft Windows Media Player, Apple FairPlay etc.)
Bien sûr, si DeCSS peut être incorporé à un lecteur audio/vidéo, il ne faudra pas s'amuser à le proposer dans un logiciel permettant d'extraire le film du DVD pour le stocker sur son disque. L'usage est différent. Il ne s'agit plus d'intéropérer mais de copie privée (à condition qu'elle soit admise). Là, à ma connaissance, on peut pas décompiler ni contourner la MTP. Il y a un vide dans la loi car, si les titulaires des droits d'auteur doivent permettre sous certains conditions la copie privée en un certain nombre, et que les MTP ne peuvent empêcher ce droit, c'est au Conseil Supérieur de l'Audiovisuel de veiller au respect de ce droit. Le bénéficiaire du droit à la copie privée peut-il saisir les tribunaux ?
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une bonne synthèse (centrée sur les logiciels libres : manque la problématique des exceptions bibliothèque et pédagogique) : DADVSI : avancées et reculs historiques (par l'Adullact, l'Aful, le Cetril, Mozilla Europe et Scideralle)
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Quelques rapports :
Peer-to-peer et propriété littéraire et artistique
Etude de faisabilité sur un système de compensation pour l’échange des oeuvres sur internet
Sous la direction du Professeur André Lucas.
Juin 2005
http://alliance.bugiweb.com/usr/Documen ... in2005.pdf
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE
La distribution des contenus numériques en ligne
RAPPORT de la commission présidée par Pierre SIRINELLI
http://www.culture.gouv.fr/culture/cspl ... nusNum.pdf
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE
Commission spécialisée portant sur la distribution des oeuvres en ligne
Avis n° 2005 – 2
http://www.culture.gouv.fr/culture/cspla/Avis2005-2.pdf
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE
Commission sur la propriété littéraire et artistique et les libertés individuelles
PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE ET LIBERTES INDIVIDUELLES DANS L’ENVIRONNEMENT NUMERIQUE
http://www.culture.gouv.fr/culture/cspl ... sindiv.pdf
MESURES TECHNIQUES DE PROTECTION DES OEUVRES & DRMS : UN ETAT DES LIEUX - JANVIER 2003
Étude établie par Philippe CHANTEPIE
http://www.culture.gouv.fr/culture/cspla/Mptdrms.pdf
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Parceque les DRMs ne concernent pas que la musique : Après la musique, la connaissance sous verrous
un peu de lecture, pour ceux qui veulent pousser la reflexion :
Le droit de lire : une courte histoire dystopienne (1997!) par Richard Stallman
Pouvez-vous faire confiance à votre ordinateur ? (2002) du même auteur
Livres électroniques : Liberté ou droit d'auteur (2000) du même auteur
edit : corrections de coquilles + rectification du 2° suite à la remarque de tof + mise à jour du lien vers la loi qui est désomrais consultable dans un format texte permettant la recherche en son sein + ajout du 8° 2. suite aux remarques de dede + remontée des remarques que j'ai developpées dans le fil + ajout des liens vers les textes de Stallman et différents rapports et vers le communiqué de l'Adullact, l'Aful, le Cetril, Mozilla Europe et Scideralle
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