Sur ce sujet : "l'interdiction du téléchargement va à l'encontre de l'intérêt général. Intérêts de l'investisseur contre droit d'auteur". (ou encore Droits d'Auteur, contre Droits voisins). Philippe GAUDRAT, avait publié une excellente étude dans Libération du 4 mai dernier.
Outre son absurdité, l'interdiction du téléchargement va à l'encontre de l'intérêt général.
Intérêts de l'investisseur contre droit d'auteur
par Philippe GAUDRAT
QUOTIDIEN : jeudi 04 mai 2006
Philippe Gaudrat professeur à la faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers.
Le 21 mars 2006, l'Assemblée nationale a voté un projet de loi «sur le droit d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information» (projet DADVSI), transposant la directive du 22 mai 2001, et qui est à présent sur le bureau du Sénat. Derrière un faux débat sur le peer-to-peer (P2P) se joue la substitution du modèle américain au modèle français : trois siècles d'histoire et une identité culturelle forte sont promis à l'éradication. Pourquoi ?
En l'état actuel des textes, le détenteur d'un livre ou d'un CD peut en faire des copies pour son usage personnel. Ces copies (comme l'original) peuvent circuler librement dans son cercle de famille. On peut donc dupliquer un CD pour en avoir un exemplaire dans sa maison de campagne, sa voiture ou sur le disque dur de son ordinateur ; on peut prêter ses exemplaires (ou leur copie) à ses enfants, mais non à ses collègues de travail, pas plus que les enfants ne le peuvent à leurs camarades de classe (faute de faire partie du cercle de famille de référence...). Ce libéralisme est inconnu aux Etats-Unis. Depuis l'adoption du DMCA (Digital Millenium Copyright Act, 1998), les titulaires de copyright sont autorisés à introduire dans les fichiers mis en ligne et les CD et DVD commercialisés des mesures techniques (DRM, Digital Rights Management) dont le contournement est pénalisé. Par ce biais, la copie peut être interdite ou limitée en nombre. L'accès à l'oeuvre, à partir de l'exemplaire, peut être contrôlé : limitation du temps d'utilisation du support, nombre limité de lectures, voire, pour chacune d'elles, exigence d'identification par l'Internet. On sait où et quand le support est utilisé ; la jouissance de l'oeuvre peut être tarifée à l'accès. Pourquoi une telle différence de solutions ? Parce que les modèles juridiques mis en oeuvre par les DRM sont opposés.
Les solutions françaises reposent sur les deux concepts d'«exploitation» et de «public». L'exploitation de l'oeuvre, objet du droit d'interdire, est définie comme sa «communication au public». Or, quand on copie pour soi, on ne communique pas ; l'acte est libre ; ce n'est pas même une exception (qui présuppose un interdit). On peut aussi télécharger librement : télécharger n'est pas communiquer. En revanche, il est interdit de mettre en ligne la création intellectuelle téléchargée. C'est un acte de télédiffusion. Par ailleurs, le cercle de famille est sociologiquement tenu pour un atome insécable de public : les communications entre ses membres ne sont donc pas des communications au public.
Le copyright américain ne connaît, lui, qu'une énumération d'actes sous contrôle ; le principal étant la fixation. Toute copie, même pour soi, requiert autorisation. Télécharger, exigeant de fixer en mémoire vive, devient une reproduction provisoire. Le champ envahissant de l'interdit amena assez tôt les juges à se reconnaître le pouvoir de neutraliser le copyright quand l'atteinte aux intérêts du titulaire est mineure en comparaison des inconvénients imposés. C'est l'exception générale de fair use, «légalisée» en 1976. Certaines copies privées sont tolérées à ce titre : il s'agit bien d'une exception générale, mesurée à l'aune des seuls intérêts du titulaire et d'un contenu évolutif, puisqu'aux mains du juge. La «reproduction», ainsi réduite à la fixation, ne couvre pas la commercialisation des exemplaires ; elle est donc prolongée par un «droit de distribution», tellement contraire aux intérêts des distributeurs et des consommateurs qu'il est réputé «épuisé» par la première vente (first sale doctrine).
Cette opposition des modèles n'est, elle-même, que l'expression de philosophies opposées. Le droit d'auteur français est une propriété intellectuelle engendrée par l'acte créatif. Le copyright américain est un monopole légal accordé à un investisseur afin qu'il prospère à l'abri de la concurrence. Le droit d'auteur est donc nécessairement reconnu au créateur, alors que le copyright est octroyé à l'investisseur : normalement le producteur, parfois le créateur, quand il s'est autoproduit. Centré sur la création, le droit d'auteur inscrit toujours la dimension économique à l'intérieur de la dimension culturelle. D'où le droit moral qui défend l'intérêt culturel, partagé par les amateurs composant le public et les créateurs, contre les empiétements possibles de l'exploitant. D'où, également, un espace d'«imprégnation culturelle» reconnu à l'amateur (liberté de copie et de circulation au sein du cercle de famille), conforme à l'article 27-1 de la déclaration universelle des droits de l'homme. Mais l'investisseur, lui, ne recherche que le profit. Cet espace n'est qu'un manque à gagner. Transformer le cercle de famille en nouveau marché est l'unique but poursuivi par cette nouvelle législation. Le P2P n'est qu'un alibi.
La stratégie utilisée le démontre. Multipliant et facilitant les fixations, le numérique mit le copyright américain à rude épreuve. Tantôt l'excès de contrôle juridique était un handicap, que le flou du fair use ne permettait pas de sécuriser ; tantôt la perte de contrôle technique sur des actes stratégiques compromettait la rentabilité escomptée. Il fallait légiférer en utilisant la technique contre la technique. Afin de présenter le futur DMCA comme la mise en oeuvre d'engagements internationaux (et l'exporter ensuite), l'administration Clinton poussa à l'adoption des traités de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) de 1996 ; ils prévoient le recours à des mesures techniques légalement protégées. La Commission emboîta le pas. Sauf que, sans se limiter aux mesures techniques exigées, elle annonça une «harmonisation des exceptions» (qu'elle n'harmonisa pas vraiment) ; ce qui imposait de mentionner les droits exclusifs, présentés, en l'occurrence, selon le modèle du copyright. Les mesures techniques sont neutres en elles-mêmes. Ce qui fait la différence, c'est bien le modèle juridique auquel on les conforme. Là est l'enjeu.
Les pouvoirs économiques (pas seulement américains) qui, aux Etats-Unis, ont obtenu le DMCA veulent étendre leur victoire à l'Europe. Ce n'est possible qu'en éliminant les modèles qui n'autorisent pas le contrôle de l'accès aux oeuvres dans la sphère intime. Le chapitre premier du projet voté s'en charge : il suffit d'introduire a contrario par les exceptions la reproduction provisoire, le droit de distribution et le triple test, modalité du fair use qui rend l'application des exceptions légales imprévisible puisqu'à la discrétion du juge... La logique synthétique du droit français est détruite. Les intérêts culturels des amateurs sont laminés ; les créateurs sont bafoués : la maîtrise des mesures techniques qui étendent le contrôle appartient, en effet, expressément aux producteurs (art. L. 131-9 contre art. 11 du traité de l'OMPI qui la réserve aux «auteurs») !
Est-ce imposé par l'évolution technique ? Bien sûr que non. Le P2P est déjà illicite par la remise en ligne inévitable. Le réduire au «téléchargement» partie licite de l'échange n'est destiné qu'à justifier l'innovation de la «reproduction provisoire» : elle rend, en effet, illicite ce téléchargement, opportunément confondu avec le P2P... Mais cette solution confine à l'absurde. Tout accès à un site devient illicite de sorte que la connexion au réseau est illicite ! Cette inversion du principe déconstruit toute la propriété intellectuelle. Si l'acte par lequel le public se comporte en public peut devenir une contrefaçon, c'est que le public a pris la place de l'exploitant. Et que devient l'exploitant naturel ? S'il reste assujetti à droit exclusif, une même exploitation requiert deux autorisations. Dans le cas contraire, c'est le signe qu'il a pris la place du créateur, comme en droit américain. Les conséquences sont à tiroirs ; elles emporteront tout le droit d'auteur ; les seuls à y trouver leur compte sont les investisseurs.
Certes, les concepts litigieux figurent dans la directive. Mais transposer n'est pas recopier. Le triple test, par exemple, ne s'adresse qu'au législateur national. L'introduire dans la loi dénature à ce point la logique des exceptions que nos voisins s'en sont dispensés. Quant à la présentation des droits exclusifs selon le modèle du copyright, elle n'est pas due au fait que ce modèle doive être adopté, mais, au contraire, au fait que, étouffant l'exploitation numérique, il est le plus en demande d'exceptions précises. Au surplus la méthode analytique convient à la définition d'un standard d'harmonisation (déjà respecté par le droit français). La reprise littérale ne s'impose pas ; sauf pour passer au copyright. Outre qu'il n'appartient pas à l'autorité communautaire de l'imposer, la directive n'est pas l'outil adéquat : elle fixe un objectif en laissant les Etats libres des moyens juridiques à mettre en oeuvre pour l'atteindre. Le modèle juridique relève incontestablement des moyens à la discrétion des Etats. Espérons que le Sénat saura faire respecter l'identité française et ne laissera pas davantage les lobbies écrire la loi contre l'intérêt général.
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