Stephane J a écrit:Bonjour à tous, je suis un professionnel de la musique qui vit de sa passion depuis une dizaine d'années, et c'est donc devenu un métier, je répète un métier !!! Je suppose que tous les forumers, ou en tout cas 90 % d'entre vous, en ont un : comment vivrait le boulanger si ses baguettes étaient tout à cas soumises à la gratuité, et quid du coursier qui serait obligé de risquer sa vie dans les embouteillages pour la gloire...etc
[...]
J'espère que vous vous rendez compte que toute une chaine d'artistes, de techniciens devront peut-être arrêter leur activité et cesser de faire rêver ceux qui n'ont aucun talent mais autant de sensibilité pour le reconnaître chez les autres.
Bonjour,
Contre quoi se bat-on ?
En ce qui me concerne, je pense qu'il suffisait d'écouter M. Nicolas Seydoux
exposer le point de vue de certains défenseurs de ce projet
de loi fin novembre sur France Culture (voir
<http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/matins/fiche.php?diffusion_id=36646>) pour comprendre où est le problème :
l'ignorance des réalités, l'incompréhension, le manque d'imagination,
le mépris des oeuvres et le procès d'intention.
- ignorance des réalités : plusieurs fois, le haut débit a été associé au
téléchargement des films. Forcément... Tout le monde sait que le porno a
tiré le minitel et puis l'internet grand public, c'est une loi du genre, mais
est-ce pour cela qu'il faut rejeter le minitel et l'internet ? Le
téléchargement illégal a peut-être tiré le haut débit. Mais comme plein de
gens, je suis abonné au haut débit pour plusieurs raisons qui sont tout à fait
légales : (a) pour pouvoir consulter dans des conditions confortables de
nombreux sites (lecture de journaux, de blogs, recherche d'informations, achats
en ligne, ...). (b) pour pouvoir travailler depuis chez moi sans avoir à
m'ennuyer avec des transferts de fichiers. Ne parlons pas non plus de la
téléphonie ou des accès aux chaînes cablées qui sont aussi proposés par les
opérateurs. Et tout ça, on le paye.
N'ayant jamais rien téléchargé qui ne soit légal, je refuse d'être considéré
comme un délinquant parce que j'ai un accès haut débit... Pourtant, cette loi
nous traite tous en criminel potentiel.
Dès lors, pourquoi des organisations, et à plus forte raison des organisations
dont le seul but est de faire du profit, seraient-elles vertueuses ? Cette loi
réduit la liberté des consommateurs, mais en contrepartie, les abus possibles
par les compagnies (cf affaire Sony BMG) ne sont pas plus durement sanctionnés,
à condition même qu'il puisse être possible de les dénoncer.
Par exemple, cette loi accentura les phénomènes de vente liée, pourtant
interdite en France. Le cas de Microsoft nous montre la difficulté à faire
respecter de telles lois. Dans un autre domaine, on voit aussi qu'il ne se
passe pas grand-chose au niveau des consommateurs pour les histoires d'ententes
des opérateurs de téléphonie mobile, alors que tout le monde sait maintenant
qu'il s'est fait avoir. Ben, oui, monter tout seul à l'assaut d'une entreprise
qui brasse des millions d'euros, ce n'est pas évident (on attend toujours les
procédures de << class action >>, dont la création pédale dans la semoule).
Dans le même ordre d'idées, certains ont déjà été poursuivis pour avoir dénoncé
des trous de sécurité (cas de la carte Vitale et autres). Avec cette loi,
dénoncer c'est dans certains cas se rendre soi-même criminel. Bref, le
consommateur honnête est perdant à tous les niveaux, les grands groupes y
gagnent à tous les niveaux (le crime organisé aussi sans doute, car il n'y a
aucun système de protection qui ne tienne réellement et il n'y a rien de mieux
pour lui que des systèmes qui donnent l'illusion de la protection). C'est ça,
une loi juste et équilibrée ?
M. Seydoux a aussi fustigé les pubs pour certains opérateurs de haut débit
montrant des indiens qui galopent à deux à l'heure comme étant des pubs
incitant au téléchargement de films. Peut-être, mais en l'absence de preuve
que c'est l'effet voulu, ça reste un procès d'intention, et vu le ton du reste
de l'entretien, ça ressemble plutôt à l'attitude de quelqu'un qui est en pleine
crise de paranoïa. Mais c'est vrai qu'il n'y a pas d'image neutre.
Ça, il doit bien le savoir, et il y aurait beaucoup à dire sur tous les
messages que le cinéma peut faire passer sous prétexte de divertissement.
Les industriels du cinéma n'ont peut-être pas intérêt à trop
tirer sur la corde de ce côté là.
Enfin, il a par ailleurs évoqué le non-existence actuelle du cinéma russe,
alors qu'il y a eu de prestigieux cinéastes russes dans le passé. La Russie
fait partie de ces pays très critiqués par les États-Unis pour son laxisme en
matière de respect de la propriété intellectuelle. Donc, pour suivre la
logique qu'il a martelé tout au long de son interview, c'est pour cela qu'il
n'y a plus de cinéma russe aujourd'hui... Il semble avoir oublié un petit
détail : le régime politique a << légèrement >> changé il y a 15 ans, et le
cinéma soviétique a aussi eu son lot d'oeuvres conformistes ne servant que des
buts de propagande (les chefs d'oeuvres servant aussi leurs rôles de vitrine),
de même qu'aujourd'hui en Occident quelques chefs d'oeuvres ou films de bonne
qualité nagent dans un océan de films conformistes ne servant que des buts
commerciaux (l'industrie du jeu vidéo ayant dépassé celle du cinéma, certains
films sont maintenant des produits dérivés de jeux). Et puis, pourquoi le
cinéma italien pourtant florissant dans les années 50-70 a lui aussi décliné ?
À cause des cassettes vidéos ? Et qu'est-ce qui va tuer le cinéma français :
le piratage ou son manque de renouvellement ?
- incompréhension et manque d'imagination : pour lui, il n'y a pas d'autres
modèles que le modèle actuel. Point. Pour le troubadour qui allait de chateau
en chateau, il n'y avait sans doute pas d'autres modèles que de dépendre de
l'hospitalité de quelques seigneurs... Et puis, pourquoi n'y a-t'il pas
d'offre en ligne de films, alors que ça marche bien pour la musique (c'est ce
qui a permis a Apple de se refaire une santé), et que les distributeurs
24/24 de cassettes et de DVD ont aussi l'air de bien tourner ?
- on arrive enfin au principal, a mon humble avis : pour M. Seydoux, la publicité coupant les
films est leurs << respirations >>, et en tout cas, elle est plus
respectueuse du film que les spectateurs qui zappent. Il semble oublier une
chose TRES importante : quand je suis devant la télé une télécommande à la
main, je fais ce que JE veux, ça ne regarde que moi ! La publicité, elle, est
imposée tant au réalisateur qu'aux spectateurs, et tout le monde sait très bien
qu'elle apparaît en général dans les moments de tension pour avoir plus
d'impacts. Et oui, << vendre du temps de cerveaux humain >>, cela relève aussi
de la technique.
En allant un peu plus loin (mais guère plus en fait), on tombe sur des propos
comme ceux de Jamie Kellner, cités dans l'article Content's King de S. Kramer
<http://www.broadband-pbimedia.com/cgi/cw/show_mag.cgi?pub=cw&mon=042902&file=contents_king.inc>.
Pour lui, il est inadmissible de vendre un magnétoscope numérique disposant
d'un dispositif saute-pub ! Soyons clair : c'est du vol de ne pas regarder les
pubs d'un programme financé en partie par la pub. Vous pouvez ne pas regarder
l'émission, mais par pitié, regardez au moins la pub.
Pour M. le Ministre de la culture, il n'y a pas de création gratuite, c'est là
le message qu'il tient à faire passer avec cette loi. Et si un artiste décide
de créer gratuitement, est-ce à un ministre de lui dire ce qu'il doit faire ?
C'est un peu comme Steve Ballmer, le no 2 de Microsoft, qui a sorti un jour un
truc du genre : le logiciel libre est anti-américain (en gros, les États-Unis,
c'est le pays de liberté, mais si vous êtes créatifs, vous n'avez d'autre choix
que de chercher à en faire de l'argent car c'est ça l'esprit pionnier de la
Grande Amérique. Drôle de liberté !). D'autre part, c'est confondre création
et distribution, et cela contribue à donner encore plus de pouvoir aux
exploitants, qui, disons le franchement, font de moins souvent la différence
entre vendre un produit artistique et vendre des paquets de lessive (ceci dit,
de nombreux artistes ont aussi leurs part de responsabilité, vu ce qu'est
devenu l'art dans certains domaines comme par exemple la peinture).
Le narrateur n'est pas l'auteur, et tout l'art de l'acteur consiste à faire
oublier qu'il y a un acteur derrière la personne qu'il incarne. Imaginez un
auteur qui glisse en plein milieu de son roman la marque de son stylo, de sa
machine à écrire ou de son ordinateur. Après tout, c'est aussi cela qui permet
à son oeuvre d'exister. C'est pourtant cette logique qui risque de s'imposer,
car l'on ne coupera pas à la pub (et il sera criminel de chercher à la couper.
On aura juste le droit de détourner son regard, et encore, devrait-on
le faire avec la mauvaise conscience du voleur). Cette loi mélange à dessein
les oeuvres et leurs supports, et réduit donc une oeuvre artistique en tant
qu'oeuvre artistique à un ensemble oeuvre + support + financement (=pub). On
lui fait donc perdre son statut d'oeuvre d'art, et on prétend en plus dicter au
public comment il doit l'aborder... Comment demander au gens de respecter des
oeuvres qui sont transformées en produit commercial, voire même simplement en
support publicitaire ?
À mon avis, si vous souhaitez mieux comprendre les racines de ce type de
projet, je vous conseille par exemple la lecture des essais de deux auteurs
différents : Jacques Ellul (par exemple << le système technicien >>) et John
Saul (par exemple, la civilisation inconsciente). Le premier critique le
<< système technicien >>, dont le but est d'assurer son propre fonctionnement
(rien ne doit s'opposer au progrès technique), qui a tendance à tout envelopper
mais qui est complètement aveugle. Le second prétend que le libéralisme que
l'on invoque aujourd'hui n'est que le paravent d'un système corporatiste, qui
ressemble de plus en plus à ceux qui se sont imposés dans la première moitié du
siècle. Ce que contient en substance ce projet, c'est d'augmenter les droits
d'organisations, tout en réduisant celle des individus, et accessoirement, en
leur permettant de s'approprier un peu plus le travail des auteurs. Cette loi
est donc bien d'inspiration corporatiste (et oui, le corporatisme, ce n'est pas
que les syndicats), et elle est aussi parfaitement dans la logique du système
technicien dénoncé par Ellul. Et ce que l'on appelle maintenant le libéralisme
économique s'oppose au libéralisme politique dont il est sensé être le fruit.
Le libéralisme politique voyait, selon l'un de ses premiers théoriciens, la <<
justification principale de la propriété dans l'individu, parce qu'il est son
propre maître et le propriétaire de sa personne >> (Locke). Maintenant, on
est de moins en moins propriétaire : on achète par contrat un droit d'utilisation (même le droit de
propriété du sol est menacé : en Espagne [cf article << Vague d'expropriés sur
la côte sud de l'Espagne >> de Libération du 19 décembre] ou aux États-Unis
même [cf Kelo v. New London], l'on peut être exprorié pour faire place non à
des projets publics, mais à des projets immobiliers qui rapportent plus
d'impôts). Attention, ce n'est pas un problème droite/gauche, ni même un
problème capitalisme/anticapitalisme, c'est un autre clivage.
Voici pourquoi je suis contre ce projet de loi : il n'est qu'un instrument de
plus pour augmenter le pouvoir de quelques uns au détriment de tous, il
favorise des oligopoles et des cartels (concurrence libre et non faussée, tu
parles!), il réduit une fois de plus l'intérêt commun à la somme d'intérêts
particuliers selon une logique parfaitement utilitaire, il nous traite en
criminel potentiel (ça, avec l'informatique de confiance, on va voir qui doit
faire confiance à qui), il crée une incertitude juridique (le combat pour la
démocratie est toujours allé de pair avec le combat contre l'arbitraire, pas
avec le libre marché comme on essaie de nous le faire croire), il contribura
sans doute à rabaisser l'art à un simple produit commercial, il ressemble à un
combat d'arrière-garde tant oublie certaines réalités sociologiques, ...
Bon maintenant soyons clairs : plus cela coûte cher d'être dans la légalité, et
plus les gens iront dans l'illégalité, jusqu'à ce qu'ils soient assez nombreux
pour faire force de loi. C'est ce phénomène qu'a analysé l'économiste péruvien
De Soto dans son livre << Le mystère du capital >> (qui semble avoir eu un
certain succès auprès des libéraux) pour l'immobilier dans les pays en voie de
développement.
Le téléchargement pirate est un fléau, c'est sûr, et perso, je ne le pratique
pas. Je ne suis pas non plus un gros consommateurs de CD et DVD (je vais au
cinéma, j'écoute la radio et je suis plutôt consommateur de livres), donc à la
limite, je pourrais ne pas trop me sentir concerné par ce projet de loi. Et
pourtant, il m'a touché car, comme je l'ai expliqué, c'est une pierre de plus
apportée à un projet de société auquel je n'adhère pas, mais que je vois
progressivement se mettre en place, et pourtant, mes inclinations politiques
sont loin des extrêmes. Et tout cela, ça dépasse de très loin
les simples problèmes de l'industrie du disque et du cinéma.