bugmenot a écrit:Pour pas que vous ous sentiez frustrés, un petite traduction
Si vous permettez, j'aimerais suspendre un court instant cette discussion pour essayer de donner un petit aperçu de ce qu'est véritablement l'acte de langage. Car contrairement à ce qu'on pourrait croire (et que les uns et les autres citent abondamment) la question n'est pas de savoir si une langue est plus facile qu'une autre, s'il y a plus ou moins d'irrégularités, ni même de savoir si tout peut être traduit ou si toutes les langues sont aptes à écrire de la poésie (comme si c'était là le net plus ultra de la manipulation d'une langue).
Pour cela, je prendrai un exemple simple, pris ici même :
bugmenot a écrit:Mi gratulas vin pro via laborado ĉi tie.
Cette phrase apparemment simple a été «traduite» par son propre locuteur, en français:
bugmenot a écrit:Je te félicite pour ta besogne ici.
Je pense qu'en regardant un peu attentivement la phrase en espéranto, n'importe quel francophone peut reconnaître et supposer le sens de plusieurs mots, suffisants pour donner du sens à cette phrase écrite dans une langue qui leur est inconnue: «Mi gratulas» et «laborado». On reconnaît aussi «pro» et «via» mais ils ne sont pas véritablement porteurs de sens. Sans connaître l'espéranto, on aurait pu arriver à une traduction du genre «Je te remercie pour», «Mes remerciements pour». Avec quelques souvenirs d'anglais (congratulations), on aurait même pu trouver «Je te félicite» ou «Mes félicitations». Plusieurs formules donc, plus ou moins précises, certes, mais une communication «basique» peut être établie: en gros, le «sens» passe, c'est-à-dire, pour répondre vaguement à une question qu'on me posait tantôt, la «communication» a bien lieu au sens basique du terme: un message est émis par un énonciateur, et il est reçu par un co-énonciateur. Parfait.
Mais il y a moins «basique»: ce mot «laborado», certains l'auront reconnu par sa ressemblance avec le mot «labeur», cet espèce de «synonyme» un peu «soutenu» du mot «travail». Si l'on regarde dans un dictionnaire (des synonymes ou bien dictionnaire «normal»), ces mots risquent d'être présentés comme des synonymes, et l'homme pressé retiendra qu'il peut utiliser «besogne», «labeur», voire d'autres «synonymes» comme s'il utilisait le mot «travail». Or, là où s'arrête le dictionnaire des synonymes commence la tâche (tiens, un autre synonyme pour «travail»?) du traducteur, ou de toute personne pour qui le choix des mots dépasse le cadre d'un message «basique». Car la besogne n'est pas le labeur, pas plus que le travail ne serait nécessairement laborieux, ou besogneux. Et pour moi, choisir ici besogne plutôt que travail, ou plutôt que labeur, change tout: c'est l'histoire de chaque mot, ce qui se cache derrière chacun d'eux, les contextes qui feront que je choisirais l'un plutôt que l'autre parce que celui-ci m'évoque quelque chose de précis, ou que celui-là n'évoque pas le sentiment que je veux faire partager.
Besogne, ce travail pénible, souvent physique et fatiguant, épuisant, mais peu intéressant; le besogneux est celui qui, dans le besoin (busuigner), fait un travail quelconque pour avoir à peine de quoi survivre.
Labeur, ce travail lui aussi est pénible mais il n'est pas forcément physique et éreintant, il suggère plutôt un travail soutenu dans le temps, de longue haleine, donc susceptible d'avoir une plus grande valeur, un plus grande importance; d'ailleurs, ne l'utilise pas dans l'imprimerie pour désigner un ouvrage d'une certaine importance, réalisé sur une longue période?
Tâche, ce travail bien précis, qui m'a été demandé (ou que je me suis imposé à moi-même) insiste bien plus que les deux autres sur l'idée d'un devoir (moral ou pas) qui doit être achevé, aboutir à un résultat attendu.
Travail, ouvrage, œuvre, entreprise... autant de «synonymes» qui nous font glisser imperceptiblement vers différentes émotions, vers différents sous-entendus, vers différents domaines, différentes histoires. L'erreur est de se dire «tous ces mots auront bien leur traduction dans la langue que je défends»; l'erreur est de ne pas voir qu'au-delà de ces mots, de ces «étiquettes» qui nous semblent toutes simples, il y a toute l'expérience humaine, toutes nos connaissances en tant que lecteurs, toutes les limites de notre compréhension et de notre capacité à véritablement parler une langue. Cette maîtrise de la langue, déjà tellement inégale entre locuteurs natifs d'une même langue, qui peut prétendre qu'elle pourrait être abolie? Qui peut prétendre qu'elle pourrait être estompée? Qui peut prétendre que c'est matière négligeable à la communication, à une vraie communication? Pourquoi Bugmenot a-t-il choisi ce mot (besogne) plutôt qu'un autre?, en fait, je ne me pose même pas la question, pas plus que je ne la lui pose, mais déjà, je sais que le message qu'il a fait passer n'est peut-être pas précisément celui qu'il voulait faire passer: à sa place, je sais que je n'aurais probablement pas choisi celui-là, mais cela aussi importe peu, car après tout, il se sera traduit (et peut-être trahi) lui-même...
Quand je lis des mots aussi forts que «préjugés» pour qualifier des gens que l'on ne connaît même pas, pour les dénigrer dans leur être au simple motif qu'ils émettent des réserves sur un sujet qui visiblement a été outrageusement simplifié, j'avoue que je commence à être inquiet.
Mes excuses pour cette digression, j'espère que cela aura quelque peu clarifié ma pensée.
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Sebastien
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