Le monde de la création musicale a connu depuis un demi siècle, outre des révolutions artistiques porteuses de métamorphoses passionnantes, une évolution économique qui a aboutit à ce que l’on dénomme aujourd’hui l’industrie musicale. Cette industrie, entendez par là l’ensemble des acteurs économiques qui participent à la production et la diffusion musicale, du compositeur au disquaire, en passant par l’interprète, le producteur ou le marketeur, doit aujourd’hui faire face à un phénomène d’évolution technologique majeur qui bouleverse les règles établies dans ce domaine : Le peer to peer. Les enjeux autour de cette nouvelle façon de « consommer » de la musique ont créé une situation sans précédent dans l’histoire de cette industrie qui est aujourd’hui amenée à menacer ses clients, voire à les poursuivre en justice.
Afin de mieux comprendre le problème et éviter les poncifs manichéens qui de part et d’autres amènent les acteurs à camper sur leurs positions en diabolisant l’autre camp, je pense qu’il est utile de replacer ce débat dans le contexte et enfin de tenter d’imaginer des pistes de réflexions pouvant amener à un compromis acceptable par tous.
Une évolution mercatique
Comme toute activité humaine dans la culture occidentale actuelle, la création artistique s’est organisée selon les règles du marché pour assurer une rétribution pour le travail produit par certains et appréciés par d’autres. Je ne rentrerai pas ici dans un débat sur le bien fondé de l’économie de marché dans le domaine artistique, je me contente de constater que l’invention de l’enregistrement sonore donna naissance à un ensemble d’acteurs faisant commerce de leur capacité à produire des supports musicaux. Avec la démocratisation des pick-up, l’explosion de l’offre de musique « populaire » et l’émergence des théories marketing, on voit apparaître dans les années 60 et 70 des pratiques qui dérogent à la simple diffusion de l’œuvre d’un artiste : le choix des sorties en 45T des titres les plus « vendeurs » (qui apparaissent ou pas sur l’album), le soin apporté à la pochette, la gestion de l’image des artistes ou l’apparition des premières « compilations ».
L’apparition d’une nouvelle technologie, le compact disc, marque un tournant décisif. Arguant de sa qualité de son inouïe (au sens propre de « jamais entendu avant »), de son aspect pratique (dimensions, accès direct aux pistes) et de sa durée de vie présentée comme illimitée (grâce à la lecture optique qui supprime le frottement donc l’usure), l’industrie du disque amène sa clientèle à progressivement renouveler toute sa collection. Un arsenal d'arguments techniques prônant la supériorité de la technologie numérique est alors mis en place pour encourager le consommateur : DDD, digitaly remastered, etc. (la prétendue amélioration de qualité laisse parfois songeur). En parallèle, la mode des compilations prend encore de l’ampleur : c’est l’avènement des « best of » et des « boulevards des hits » permettant de donner une deuxième vie à des titres essoufflés. Les radios soutiennent cet effort à grand renfort de diffusions répétées des titres du Top 50 hors duquel, point de salut.
À l’aube des années 2000 cependant, cette manne semble atteindre ses limites. Le renouvellement des vinyles est achevé, le DVD apparaît et grignote le budget loisirs, réduisant de manière non négligeable les ressources des foyers consacrées aux disques. Incapables de se mettre d’accord sur un nouveau format de support audio (SACD ou DVD audio) et de faire accepter au public que les qualités exceptionnelles du CD qu’elles avaient vantées quelques années plus tôt sont en fait galvaudées, les éditeurs de musique voient leur croissance stoppée.
Une dématérialisation industrielle
À l’attitude des majors qui avaient fait de la musique non plus un art mais un produit de divertissement, sujet aux lois du marketing, s’ajoute la transformation du support musical. Alors que le vinyle était un objet assez volumineux, à manier avec soin, à la pochette soignée, le CD est avant tout pratique et se présente dans un format réduit, dans un emballage plastique très industriel. La dimension graphique a été divisée par quatre. Le lien affectif au disque-objet a complètement disparu. Pire, sous forme numérique, la musique n’a plus de support physique.
L’évolution des supports s’accompagne d’une transformation du paysage de la distribution. Les disquaires disparaissent peu à peu, laissant la diffusion des supports musicaux aux supermarchés de la culture (grandes surfaces et Fnac). L’offre s’homogénéise afin de répondre aux économies d’échelle et d’amortir les investissements promotionnels des majors sur les artistes à plus fort potentiel commercial. Les radios emboîtent le pas et aujourd’hui sur certaines d’entre elles, 70% de la programmation est composé par 40 titres. Quant à l’offre de musique en ligne sur les sites de téléchargement légaux, elle apparaît ridicule face au choix disponible sur n’importe quel réseau P2P.
Une évolution du coût contre nature
Le prix d’un disque n’a cessé d’augmenter depuis l’introduction du Laser et avoisine aujourd’hui 20€ pour une nouveauté. Un coût hors de proportion avec celui d’un DVD (à peine plus élevé) alors que les coûts de production d’un film ne semblent pas comparables. Même les disques dont les coûts de production et de promotion ont été amortis depuis très longtemps continuent d’être vendus à plus de 15€. Afin de réagir à l’offre « gratuite » du peer-to-peer, les maisons de disques ont tardivement décidé d’offrir une alternative légale. Là encore, le prix proposé semble inadapté : on propose en effet un produit de qualité moindre (le MP3 n’a pas la qualité d’un CD), avec des restrictions d’utilisation importantes (les DRM ne permettent pas d’utiliser le mp3 légalement acheté comme on veut), selon un système de distribution beaucoup moins coûteux que la distribution classique (pas de surface de magasin à louer, pas de vendeurs à payer, pas de transport, pas de stock) à un prix à peine réduit :
1 euro par chanson, 10 euros par album. Si le gain peut en effet paraître substantiel pour un album récent (mais encore une fois, le prix du CD est-il vraiment une référence ?), il est proche de zéro pour des disques plus anciens (voir négatif dans le cas d’un CD en promotion).
Les professionnels du secteur argumentent en prétextant que la production et la promotion d’artistes locaux (n’ayant pas de vocation internationale et donc dont les investissements doivent être amortis sur un marché réduit) n’est possible que si elle est financée par les « valeurs sûres ». Au vu de la qualité des artistes produits et promus par ces majors (des boys band aux avatars de la télé réalité), on est en droit de s’interroger sur la légitimité de cette argumentation. Si l’on considère enfin que sur un album vendu 20€, seul 1 euro revient à l’artiste, il apparaît dès lors clair que les actions des maisons de disque ne sont pas destinées à protéger les interprètes et les auteurs ou à défendre la création musicale mais bien à préserver leurs propres intérêts ; une politique compréhensible dès lors qu’elle ne se cache pas derrière un prétendu « combat pour la culture et la création artistique ».
Un déphasage avec les évolutions des technologies et des modes de consommation
L’invention du walkman par Sony a marqué l’aube d’une nouvelle façon d’écouter de la musique : l’utilisation nomade. Le mp3 a encore accru cette tendance en permettant d’emporter avec soi des centaines de titres sans s’encombrer de nombreux disques ou cassettes. L’irruption du PC dans les foyers et son intégration au système audio-vidéo permet aujourd’hui à de nombreuses personnes de l’utiliser comme plate-forme d’écoute. La possibilité d’emmener sa musique partout avec soi (au bureau, en voiture, dans la rue) et de la partager entre différent dispositifs d’écoute (baladeur, PC du bureau, PC de la maison, chaîne hi-fi…) et donc devenu un besoin fondamental du consommateur.
Afin de se protéger de la copie et de la diffusion sur les réseaux P2P, les industriels du disque cherchent à mettre au point des technologies rendant la diffusion illégale de leur musique impossible. Malheureusement, cette stratégie ne semble pas adaptée. Tout d’abord parce qu’elle pénalise au premier chef le client qui a payé pour acheter un disque. En effet, les dispositifs anti-copie ont bien souvent des effets secondaires : impossibilité de lire le disque sur certains lecteurs (baladeur, PC ou auto radio), impossibilité de les transformer en mp3 pour son usage personnel, impossibilité de faire une copie de sauvegarde, etc. En fait, c’est une atteinte au droit à la copie privée. De plus, ces protections, qui requièrent des budgets de recherche et développement importants, sont en général détournées en quelques semaines, voire quelques jours. Elles n’apportent donc pas vraiment de solution au problème de la copie illégale tout en pénalisant l’utilisateur légitime. On imagine mal comment traiter ses clients avec moins de respect… ah, si ! en les attaquant en justice, ce que les industriels de la musique n’ont pas hésité à faire, avec condamnation et dommages et intérêts faramineux à la clé.
De plus, le « pirate » n’écoute pas la musique de la même façon que le consommateur des années 80 : il télécharge beaucoup, même des morceaux et des artistes qu’il ne connaît pas et ainsi explore, découvre d’une manière qui lui serait impossible si il devait acheter tous les CD. Sur la masse de musique qu’il télécharge, il n’en conservera peut-être qu’une partie, mais en ayant considérablement élargi son panorama musical, un enrichissement culturel majeur et une véritable chance pour la création et la diversité. Les modèles payant ignorent complètement cette nouvelle approche des choses.
Quelques idées pour sortir de l'impasse ?
Au regard de tout cela, on comprend mieux le sentiment de rejet des consommateurs (ça fait bien longtemps qu’ils ne sont plus considérés comme des amateurs de musique) de la politique des professionnels du secteur musical, incapables de proposer une solution adaptée à l’évolution de leur marché. Ceci étant, on ne peut envisager un système ou la gratuité absolue serait la règle. Si l’on ne peut que saluer les initiatives de musique libre, il est normal qu’un artiste soit rémunéré pour l’œuvre qu’il crée, de même que les techniciens qui l’assistent dans cette démarche. Il est à ce sujet intéressant de remarquer que contrairement au discours dominant, le Peer-to-Peer n’est pas gratuit : ses utilisateurs paient chaque mois des coûts de connexion haut-débit qui représentent entre 15 et 50 euros, preuve que la musique téléchargée a une valeur, même pour le prétendu « pirate ». Le principal bénéficiaire de ce nouveau mode de consommation est donc le fournisseur d’accès internet, dont les campagnes publicitaires ont énormément capitalisé sur cette utilisation « litigieuse » du haut-débit.
Une révision à la baisse des tarifs
Le prix d’un disque n’est pas en phase avec la valeur perçue de l’objet, une baisse des prix est donc indispensable (et ne se résume pas à une baisse de la TVA demandée par les majors qui n’auraient ainsi par à toucher à leurs marges).
Revalorisation du disque-objet
Afin de donner envie d’acheter la musique que l’on apprécie, un premier pas pourrait consister à proposer un support musical qui apporte une véritable valeur ajoutée par rapport au mp3. Il devrait donc tout d’abord ne pas être handicapé par les systèmes de contrôle de copie qui ont l’a vu ne respectent pas les droits et les besoins de l’acheteur. Il pourrait de plus inclure du contenu additionnel (photos, vidéos, mini-site, etc.). Sa présentation devrait être plus soignée, lui donnant par là un aspect « collector ». Dans ce domaine les initiatives de Mathieu Chédid (étui CD en fourrure, contenu très riche) ou de Manu Chao (livre illustré accompagnant le CD) - pour ne citer que deux artistes grand public francophone - sont à saluer. Elles rendent le coût du disque plus acceptable en provoquant un authentique plaisir associé à l’objet. (on notera que ces deux artistes ne condamnent pas le P2P).
Offre de musique en ligne légale
Pour être intéressante, l’offre de musique en ligne devrait à la fois offrir plus de choix, être moins chère et proposer une qualité supérieure (des fichiers sans perte du type FLAC). Cette offre devrait probablement s’accompagner d’un système de newsletter (pour tenir informé des nouveautés, des concerts, etc.) et ’un système de suggestions avancé (sur un principe similaire à gnoosic « à partir de tout ce que nous savons que vous aimez, nous vous suggérons d’écouter… »). Pour encourager la découverte, on pourrait envisager que le fichier puisse être téléchargé gratuitement pour une période d’essai (une semaine ?) et qu’au-delà il faille payer pour le garder. Un système de gestion numérique des droits (DRM) pourrait alors être utilisé pour la période de test (il serait inopérant une fois le fichier acheté afin de permettre à l’utilisateur d’en disposer librement).
Légalisation du P2P
Il apparaît difficile d’envisager une offre de musique en ligne équivalente à ce qui est disponible en peer to peer. Le P2P offre en outre des avantages qu’il serait dommage d’ignorer : c’est l’utilisateur qui supporte la mise en place et la maintenance de l’infrastructure. Il installe le logiciel, il paie la connexion réseau, il héberge les fichiers, il gère les téléchargements (montants et descendants), etc. Il serait donc souhaitable de conserver cette architecture et de chercher à y intégrer un système de rémunération. Cette rétribution pourrait prendre la forme d’un abonnement, à condition que celui-ci ne soit pas inclus dans l’abonnement internet - il serait injuste de faire payer des personnes qui n’utilisent peut-être pas le P2P. Il devrait donc plutôt être attaché au logiciel. Il pourrait être soit forfaitaire (x euros par mois) pour un volume de téléchargement illimité, la formule a fait ses preuves avec les cartes d’abonnement au cinéma ; soit lié au volume (x euros par fichier). Afin de préserver l’intérêt du P2P, cet abonnement devrait être d’un montant qui rende l’offre attractive à la fois pour les professionnels de la musique et pour l’utilisateur.
À titre d’exemple, un abonnement mensuel de 10 euros, s’il était généralisé à l’ensemble de la communauté P2P pourrait être acceptable : l’utilisateur y trouverait une solution pour régulariser sa situation à un prix acceptable alors que l’industrie trouverait une nouvelle source de revenus substantielle sans s’aliéner ses clients.
Un système d’identification des morceaux devrait vraisemblablement être mis en place afin d’identifier les ayant-droit et répartir les revenus collectés. Pour ce faire, impossible de faire appel à des identifiants tels que ceux utilisés dans les DRM compte tenu de la multiplicité des origines de fichiers dans les réseaux P2P. Une solution consiste à se baser sur les étiquettes id3 qui indiquent le nom de l’artiste et le titre du morceau. Malheureusement, ceux-ci sont souvent mal renseignés. Une autre solution serait de procéder lors du hashage à une identification acoustique (selon le principe des TRM utilisés par MusicBrainz). Cette option aurait en outre l’avantage de procurer à l’utilisateur une information plus fiable sur la nature de la musique qu’il écoute. Une partie des fonds collectés pourrait être consacrée à soutenir le système MusicBrainz et les majors pourraient enrichir la base avec leur catalogue de manière à assurer l’identification d’un maximum de fichiers.
C'est ce principe d'abonnement forfaitaire, baptisé pour l'occasion "licence globale" que certains députés ont tenté de faire adopter fin 2005. La license globale semble cependant soulever de nombreux problème, en particulier la redistribution des fonds collectés qui apparait devoir entrainer une certaine forme de surveillance des utilisateurs afin de connaitre les titres les plus téléchargés ou écoutés pour reverser des indemnités aux artistes en proportion. a difficulté à mettre en place un système fiable sans porter atteinte au droit à la vie privée des utilisateurs est probablement l'un des principaux défis que devraient surmonter les partisans de la license globale.
Il ne s’agit bien sûr là que de quelques réflexions personnelles et suggestions, mais il me semble que la situation réclame que l’on s’attache à chercher des solutions plutôt que blâmer les uns ou les autres. Les pétitions telles que celle du Nouvel Obs témoignent certes de l’indignation à mon sens justifiée vis-à-vis de condamnations disproportionnées de personnes qui ne sont pas des criminels recherchant le profit, pour autant, ce type d’initiative ne propose pas véritablement de solution
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capitaine caverne
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