Il était une fois dans une vaste forêt verdoyante parsemée de collines fleuries et de clairières lumineuses, quelques tribus de petits bonshommes qui s'appelaient eux-mêmes les Nautes - ce qui signifie, dans leur langue à eux : "ceux qui échangent" (d'aucuns préfèrent traduire, "ceux qui naviguent" quoiqu'on ne voit pas bien pourquoi)
Les Nautes, donc, vivaient en paix depuis des temps immémoriaux, bien avant que les grandes cités furent construites tout autour de la forêt. On voyait bien parfois au dessus de la cime des plus grands arbres quelques nuages de fumée rouge ou bleu ou vert s'élever dans les cieux, mais on n'y prêtait pas attention. On entendait bien parfois des chants étranges, de profondes voix, graves ou aigues, qui déchiraient le silence de la nuit, mais on ne les écoutait que d'une oreille distraite. Il arrivait qu'on en surprenne un de temps à autre, qui cueillait des champignons phosphorescents à la lisière des bois, non loin des premières routes, mais il était bien rare qu'ils s'aventurent jusque là, si près des villes, et on les regardait sans aucune crainte, presqu'amusé, comme on regarde un lapin de garenne.
Il est vrai que ces bonshommes vivaient somme toute de manière tout à fait pacifique, et, pour ce qu'on en savait, ils semblaient passer leurs journées à inventer des choses nouvelles. Les inventions c'était là leur plus grande joie, et il était, parait-il, très étonnant de les observer traçant des signes sur la terre jonchée de feuilles, en vue de l'édification d'une nouvelle cabanne, ou d'une autre construction. Ces êtres là créaient aussi d'étranges sculptures avec le bois des arbres, fabriquaient des objets dont l'usage échappait au commun des mortels, récupéraient ce qu'ils pouvaient en vue de réaliser des objets dont ils tiraient manifestement grand plaisir.
Ce goût pour la création n'avait d'égal que le plaisir qu'ils prenaient à parler, à ratiociner, à concilliabuler, à se raconter des histoires - et c'était de longues heures à échanger leurs dernières idées, leurs dernières trouvailles : il semblait que leur vie se déroulât comme si c'était toujours la première heure du monde, dans un éternel recommencement, une jouissance sans cesse renouvellée. Certes, il arrivait que les tribus se disputent au sujet d'un problème particulièrement épineux - mais tout se réglait bientôt par la discussion et l'échange des connaissances dont chaque village était riche.
D'une tribu à l'autre, on se passait aussi bien des messages : des médiateurs, postés aux plus hautes branches des arbres, envoyaient au voisinage des signaux de fumée colorée - si bien qu'on savait immédiatement quelles étaient les dernières nouvelles du village d'à côté, et comme les Nautes, malgré un caractère parfois difficile, n'en demeuraient pas moins les personnes les plus serviables qui soient, si quiconque avait besoin d'aide, ses voisins les plus proches, sitôt prévenus, accouraient dilligemment à son secours.
Chaque tribu comptait quelques bardes - dont les ethnologues ont déjà noté la ressemblance avec les griots d'Afrique de l'Ouest ou les troubadours de la vieille Europe -, individus qui passaient le plus clair de leur temps à inventer et jouer de nouvelles mélodies, allant chez les uns ou les autres entonner leurs chansons, contre quelques champignons ou une concoction de mûres et de fruits de la forêt. Ainsi les chants circulaient bien vite au sein de la communauté et, si un air avait du succès, il était fréquent qu'il soit repris et entonné en choeur par les membres de la tribu voisine, si bien que s'était au fil du temps constitué un repértoire sans pareil pour une si petite communauté.
Bref, ils vivaient parfaitement heureux, tout occupé à leurs petites affaires : inventer, discuter, raconter, chanter.
Mais, comme il arrive souvent de par le monde, il advient qu'un homme de la cité, qui faisait du négoce et s'en trouvait fort riche, découvrit par hasard que la vaste forêt dont nous parlons, recelait une extraordinaire richesse : un minerai fort rare nommé la Thune. Ô certes, on connaissait depuis fort longtemps l'existence de cette matière, mais jusqu'à présent, on n'avait pas jugé utile de l'exploiter, ne sachant au juste qu'en faire. Mais la science va toujours de l'avant, et l'industrie n'attend pas : lorsque notre négociant apprit qu'on avait découvert un usage possible de la thune, il se souvint des gisements que recélait la forêt, empoigna sa calculette et, en deux temps trois mouvements, prit conscience qu'il pouvait assez aisément accroître sa fortune d'environ cent mille milliard de dollars. Il lui suffisait de défricher les bois pour y laisser la place à quelques pelleteuses, quelques chargeuses, quelques compacteuses, quelques extrayeuses, et, à lui le précieux minerai.
Il alla informer le bourgmestre de la cité de son projet (tel était l'usage), lequel ouvrit d'abord de grands yeux écarquillés, car c'était une jolie somme tout de même, et il avait vite entrevu son propre avantage (un accroissement providentielle des revenus d'imposition de l'industrie, et la possibilité d'agrandir le terrain de golf situé à la lisière de la forêt - et le bourgmestre n'aimait rien tant que jouer au golf avec ses amis le dimanche après midi.). Toutefois, il ne put s'empêcher de froncer les sourcils : "mais vous n'ignorez pas tout de même mon cher ami, qu'une tribu habite la forêt en question, une tribu d'hurluberlus certes, sans doute, j'en conviens, mais tout de même, j'en connais au conseil municipal qui ne verront pas cela d'un bon oeil, si nous rasons la forêt. Et que ferons nous de ces Nautes ? On ne sait pas grand chose de leurs moeurs ni de leur coutûmes, et je doute fort qu'ils puissent se faire aux règles de notre cité. Cela risque d'accroître le taux d'insécurité, sans compter que ça ferait des bouches supplémentaires à nourrir : on ne peut tout de même pas les exterminer ?!" (dit-il, pensif et anxieux, en proie à quelque préoccupation morale telle qu'il n'en avait pas connu depuis la construction de la grand route - il s'agissait alors de couper le passage d'une colonie de tortues rares en voie de disparition - tout en tripotant sa barbe blanche).
Le négociant, qui avait pensé à tout lui répondit en substance : "Mais, mon cher ami, vous êtes le maire : il vous suffit de faire passer un décret, applicable dans les deux mois qui viennent, et cela en toute discrétion, sans publicité aucune : le temps que vos administrés soient informés de notre projet, le temps qu'ils réagissent, il sera bien trop tard et la décision sera déjà prise. Certes on n'évitera pas quelques sensibleries larmoyantes au sujet de ces .. commet les appelez-vous déjà ? ...Nautes, mais vous auriez tort de vous en soucier : les gens oublient vite, vous savez, et pourquoi pas leur promettre aussi de construire un parc d'attraction pour les enfants à l'emplacement de la forêt ? Aucune pleurnicherie compatissante ne résiste à la joie d'un enfant, vous ne l'ignorez pas ?"
Et c'est ainsi, grâce à cette argumentation brève mais imparable, que le projet de loi visant à raser la forêt des Nautes fut portée au programme de la prochaine réunion du Conseil Municipal.
La suite de l'histoire, qui pourrait très bien s'intituler : de la résistance des Nautes et ce qui s'ensuivit, nous la raconterons une autre fois.
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dana
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