Lun 27 Mars, 2006 22:42
Bon, j'ai ratissé large pour mes mails: Tasca (en tant qu'ancienne Ministre de la Culture et participante à la table ronde sur le projet de loi), Valade (président de la commission aux Affaires Culturelles), Thiollière (vice-président de la commission aux Affaires Culturelles et rapporteur du projet au Sénat), Badinter (en tant qu'avocat et ancien Ministre de la Justice), Keller, Sittler, Grignon, Richert, Ries (sénateurs du Bas-Rhin).
Voici le courrier que je leur ai envoyé. Attention, pavé!
[intro personnalisée], je vous écris afin de porter à votre connaissance les effets néfastes que pourrait provoquer le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, qui fut soumis à l'Assemblée Nationale en décembre 2005 et mars 2006. Je m'excuse par avance de la longueur de ce courrier.
Je suis personnellement un utilisateur de Linux, un système d'exploitation libre. J'utilise d'ailleurs ce système y compris dans le cadre de mon travail, puisque les logiciels que commercialise la société pour laquelle je travaille, XXX, fonctionnent sous Linux (nous fournissons des logiciels de traitement automatique de fichiers pour les imprimeries, et comptons parmi nos clients Québécor France, Hafiba ou Axel Springer Verlag).
Le marché n'ayant pas été considéré comme assez important par les constructeurs, il n'existait à l'origine pas de logiciels multimedia pour ce système, contrairement à Windows ou Mac OS-X. Par conséquent, ce sont des développeurs amateurs qui ont dévéloppés eux-mêmes des lecteurs tels que XMMS pour lire des CD-audio, ou VLC (développé par des ingénieurs de l'Ecole Centrale de Lyon) pour lire les DVD-video. Parce que les développeurs n'ont pu obtenir de license pour le décodage de CSS, une mesure de protection appliquée sur la plupart des DVD, VLC repose sur la bibliothèque libdcss, créée par rétro-ingiéneurie pour permettre l'inter-opérabilité des DVD avec Linux (méthode autorisée dans
l'Union Européenne).
Dans le cas d'une interdiction totale de contournement des mesures techniques de protection (MTP), cela signifierait qu'à chaque fois que j'achéte un DVD, je m'exposerais à une amende de 750 euros en voulant lire ce DVD sur mon ordinateur.
A contrario, si je décidais de télécharger en toute illégalité ce film sur Internet, je m'exposerais à une amende de 38 euros. Il serait alors plus avantageaux pour moi de télécharger illégalement, que d'acheter honnêtement le DVD et de le lire. Par conséquent, le projet de loi pourrait favoriser les téléchargements illégaux au lieu de les diminuer.
Le seul moyen de contrecarrer cet effet totalement contreproductif serait d'autoriser le contournement des mesures de protection à des fins d'opérabilités. On tombe alors sur un nouveau problème: comment permettre l'usage d'un moyen de contournement d'une MTP, si le décryptage d'une MTP est sanctionné par une amende 3750 euros, ou la mise à disposition d'un moyen de contournement de 6 mois de prison et 30000 euros d'amende, rendant l'existence de tout moyen de contournement totalement illégal? Là encore, il suffirait d'autoriser le contournement, le décryptage et la mise à disposition d'un moyen de contournement à des fins d'opérabilité. C'est ce que proposent les amendements 1 à 7 de la seconde délibération sur l'article 7 (troisième scéance du 16 mars 2006 de l'Assemblée Nationale), adoptés consensuellement par les députés de la majorité et ceux de l'opposition.
Ce manque d'exceptions en faveur de l'utilisateur honnête est d'ailleurs le principal reproche qui a été fait à ce projet de loi. En interdisant tout contournement de mesures techniques, sans exceptions possibles, le projet créerait de fait un double régime entre oeuvres techniquement protégées par des mesures techniques (protection coûteuse à produire), et oeuvres non protégées par des mesures techniques.
En effet, pour une oeuvre non protégée par MTP, l'utilisateur peut effectuer des copies privées de l'oeuvre, sans limite de nombre, comme spécifié dans l'article L.122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle. Or pour une oeuvre protégée par MTP, le nombre de copies privées serait fixé par un Collège de Médiateurs (amendement 259), et pourrait être nul. Rappelons d'ailleurs que depuis 2001 les Français paient une taxe pour la copie privée sur les supports numériques, telle que définie dans l'article L.311-5 du CPI. Si le nombre de copies privées était limité à zéro, on comprend mal qu'une oeuvre protégée par MTP, donc incopiable, puisse bénéficier de l'argent collecté par l'intermédiaire de la taxe.
Seul l'autorisation du contournement des MTP dans le contexte de la copie privée (et non pas dans un contexte de piratage, comme le rappelait déjà Catherine Tasca au moment de l'instauration de la taxe pour copie privée sur les supports numériques) annulerait cette différence entre oeuvres protégées par MTP et oeuvres non protégées. C'était l'objectif de l'amendement 326, malheureusement non adopté.
De même, un autre cas démontre bien ce double régime: le passage d'une oeuvre dans le domaine public. En effet, à expiration des droits d'auteur et des droits voisins, une oeuvre passe légalement dans le domaine public. Le passage dans le domaine public contribue naturellement à l'enrichissment de la culture, puisqu'il permet non seulement la conservation des oeuvres connues (donc assurées d'une préservation au fil du temps), mais aussi celle des oeuvres obscures, qui auraient peu de chance de préservation de part leur manque d'intérêt
commercial. Or avec le projet de loi, il serait interdit de contourner les MTP même lorsqu'une oeuvre passe dans le domaine public. On peut donc craindre qu'à long terme cela mène à la disparation de nombreuses oeuvres d'un intérêt commercial peu important, dont les chances de rééditions sont très faibles.
On pourra à ce propos noter un second effet pervers de l'impossibilité de contournement lors du passage dans le domaine public dans le domaine musical. En effet, d'après les dispositions de l'article L.211-4, la durée des droits patrimoniaux pour les artistes-interprètes et les producteurs de disques est de 50 années. Or au bout de 50 ans, si l'artiste aura bien perdu ses droits sur son interpétation de la chanson, le producteur pourra quant à lui pourra continuer à exploiter commercialement le disque sans obligation de rénumération de l'artiste
(puisque celui-ci aura perdu ses droits) étant donné que le producteur du disque seul possède le contrôle des MTP existantes sur le disque. Là encore, seul l'autorisation du contournement des MTP, cette fois dans un contexte de passage dans le domaine public, permettrait d'établir le même équilibre qui existe pour les oeuvres non protégées par MTP. Cette possibilité aurait pu être assurée par le sous-amendement 333 qui est malheureusement tombé sans avoir pu être abordé.
Je suis d'autre part étonné de la portée du 9° de l'amendement 272: en effet, si je trouve tout à fait normal que la presse puisse reproduire des oeuvres dans un but d'information, cet amendement est fortement préjudiciable aux photographes, en particulier les photo-reporters, comme a pu s'en émouvoir Yann Arthus-Bertrand dans un communiqué à l'AFP. En effet, replacé dans le contexte de l'article L.122-5 du CPI, cela signifie que les photo-reporters ne pourraient s'opposer à ce qu'un magazine reproduisent leur travail, sans contrepartie financière, dès qu'il s'agirait d'illustrer l'actualité! On peut craindre qu'à terme cela n'entraîne la disparation de ce métier déjà bien difficile. Les amendements identiques 158 et 159 aurait sans aucun doute été préférables, puisqu'ils se bornaient à autoriser la reproduction de toute oeuvre d'art, y compris sonore, pour annoncer des expositions, bon équilibre entre la publicité faite ainsi aux oeuvres et aux artistes et d'autre part le droit moral de l'artiste. Hélas, ces amendements étant rattachés à l'article 1 qui fut rejeté, ils n'ont pu être adoptés.
Pour conclure sur les exceptions, je voudrais porter votre attention sur deux autres exceptions qui me sont chères: d'une part, la reproduction d'oeuvres se trouvant sur les places publiques et d'autre part l'utilisation d'oeuvre dans le cadre de l'enseignement.
La première découle pour moi du bon sens. En effet, ces oeuvres étant soumises aux intempéries, elles risquent fort de s'abîmer au fil du temps. Dans ce cas, seule l'existence de reproductions permettra de restituer de toute leur splendeur à telles oeuvres. Ainsi, c'est grâce à des photographies de la cathédrale de Dresde que celle-ci a pu être reconstruite après la Seconde Guerre Mondiale. Toutefois, afin d'éviter que de telles reproductions ne viennent concurrencer les originaux, il convient de limiter leur utilisation à des fins différentes de celles de l'oeuvre originale, comme l'a souligné fort justement l'amendement 157 (qui a eu le malheur d'être rattaché à l'article 1 rejeté).
Pour la seconde de ces exceptions, il m'apparaît indispensable que les études artistiques puissent étudier des oeuvres existantes. J'ai malheureusement constaté que les accords récemments signés par les sociétés représentants les ayant-droits, le Ministre de la Culture et le Ministre de l'Enseignement National étaient beaucoup trop restrictifs. C'est pourquoi l'adoption de l'amendement 309 aurait été fortement souhaitable.
Enfin, je voudrais vous dire que je ne comprends pas bien la raison de l'existence des amendements dits Vivendi-Universal (150 2ème rectification et 247 rectifié) qui visent à pénaliser les logiciels "manifestement" destinés à la mise à disposition d'oeuvres protégées. Pour prendre une analogie plus proche de nous, cela reviendrait à pénaliser les fabricants d'automobiles sous prétexte qu'elles peuvent manifestement servir au transport d'objets volés, ce que je trouverais particulièrement cocasse. L'Histoire a montré que la technologie en elle-même est naturellement neutre, seul son usage est condamnable ou non. Aussi la condamnation des logiciels d'échange me paraît-elle disproportionnée.
Je vous remercie de l'attention que vous voudrez bien accorder à ce courrier, et reste disponible pour répondre à vos éventuelles questions.